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Bolivie
La guerre juste d'un pays à
l'avant-garde
Par Maurice Matteuzzi

La Bolivie existe-t-elle vraiment ? On a de temps en temps des nouvelles
de son existence : quand on tua le Che Guevara à La Higuera, à
l'occasion d'un golpe (mais pas tant que ça, d'ailleurs, s'il y en
a eu 191 en 180 années d'indépendance), quand on parle de
la coca. Par certains côtés, on en viendrait à dire
qu'elle n'existe pas. Dans la lointaine année 1870, le président
bolivien de l'époque, Mariano Melgarejo, un ex-sergent golpiste un
peu rustre, irrité par l'ambassadeur anglais à La Paz, le
fit enduire de chocolat et faire un tour de ville monté en croupe
à l'envers sur une mule. Quand l'incident parvint à Londres,
la reine Victoria donna l'ordre de bombarder La Paz ; et quand le premier
ministre Gladstone lui indiqua que La Paz était à 500 kilomètres
de la mer, la reine se fit porter une carte géographique et, après
avoir découvert où se trouvait le pays, elle l'effaça
d'un trait de plume en déclarant : « La Bolivie n'existe pas
».
Peut-être
l'épisode ne s'est-il pas déroulé exactement comme
ça ; mais ce geste et ces paroles d'arrogance impériale
résument bien les histoires tourmentées que la Bolivie traîne
avec elle aujourd'hui encore. Si pour la reine Victoria -le Bush de l'époque-
la Bolivie avait cessé d'exister, elle avait existé, et
elle continue à exister pour les hordes de conquistadores qui l'ont
rongée jusqu'à l'os pendant des centaines d'années.
C'est le pays
le plus pauvre d'Amérique latine, après l'insurpassable
Haïti. Le plus indio, avec ses 60% de quechua et ayamara, qui deviennent
80-90% avec les cholos (les métis). Le plus isolé, depuis
que le Chili lui a pris ses ports et son littoral avec la guerre du Pacifique
en 1879. Le plus saccagé: l'argent aux espagnols, la potasse aux
anglais, le cuivre aux chiliens, l'étain aux trois barons boliviens
Patiño-Hochscild-Aramayo qui n'ont laissé en Bolivie que
les trous des mines et les cimetières des mineurs ; l'eau, c'est
les nord-américains de Bechtel et les français de Suez-Lyonnaise
des Eaux qui voulaient la prendre pour eux, le gaz - dernière ressource
de valeur- une vingtaine de compagnies multinationales avec tous les noms
du gotha de l'économie globale : les anglais de British gaz, les
français de Total, les nord-américains de Mobil et Enron,
les espagnols de Repsol, les brésiliens de Petrobras. Même
les derniers épisodes de l'histoire de la Bolivie, ceux qui ont
conduit d'abord à la démission et fuite (à Miami)
du président néo-libéral et proaméricain Sanchez
de Lozada, en octobre 2003, et maintenant à la démission
(sans fuite et sans morts, soit dit à son honneur) de Carlos Mesa,
pourraient être lus et « effacés » comme des
convulsions négligeables d'un pays qui n'existe pas. Et au contraire,
non, qu'on le regarde à l'échelle latino-américaine
ou à une échelle plus vaste. Globale, justement.
L'Amérique
latine est plus que jamais « le continent de l'espoir », comme
disait le pape polonais en pensant à son troupeau. Mais aujourd'hui,
cet espoir, au-delà des latino-américains, est le «
notre », même si les nouvelles vagues de présidents
sont en général et tout au plus social démocrates.
L'Amérique latine est peut-être le seul endroit au monde
qui est en train de se rebeller contre le néo-libéralisme
et contre la globalisation american (and european) style. Les indigènes,
d'élément résiduel de l'histoire de la « civilisation
», sont passés de la résistance à l'offensive,
à un « réveil » que d'aucuns se risquent à
appeler « Intifada india ». Les populations - des indiens
en Bolivie et en Equateur, aux blancs en Argentine - ont dit basta au
saccage, basta à un système qui engraisse les comptes des
oligarchies locales et les bilans des banques des pays riches, mais n'apporte
que misère, violence et mort à tous les autres.
C'est pour cela
qu'en Amérique latine les présidents, même élus
démocratiquement, mais tous ou presque avec l'estampille néo-libérale,
tombent comme des quilles. Ils sont déjà 11 depuis 1992
: le brésilien Collor, le vénézuélien Andres
Perez, les équatoriens Bucaram, Mahuad et Guttierez, le paraguayen
Cubas, le péruvien Fujimori, l'argentin De la Rua, l'haïtien
Aristide (même si la c'est, au moins en partie, une autre histoire),
les boliviens Sanchez de Loada et Mesa. Et au moins deux autres - le péruvien
Toledo et le nicaraguayen Bolaños- sont à risques.
Beaucoup, à
chaque chute et fuite, ont pleuré pour la démocratie. Mais
il n' y a pas à pleurer parce qu'elle n'était - n'est -
qu'une sous-espèce de démocratie formelle, qui s'épuise
avec les élections. Comment se fait-il que des journaux comme le
New York Times et l'Economist, écrivant sur l'Argentine de Menem
ou la Bolivie de Sanchez de Lozada, définissaient ces gouvernements,
dont les résultats coûtent cher aujourd'hui, comme des «
world class success stories » ?
La « guerre
de l'eau » d'abord, et la « guerre du gaz » maintenant
- qui est la vraie raison du conflit - font de la Bolivie un des pays
les plus existants au monde. Un pays très moderne et d'avant-garde.
Parce que c'est là que se joue la partie entre la mondialisation
néo-libérale et la mondialisation des droits et des ressources
humaines. Etant données les forces en présence - matérielles
et médiatiques-, et même si la raison induit au pessimisme
quant à la fin de l'histoire (même) du gaz bolivien, voilà,
oui, une guerre qui est juste. Pas seulement en Bolivie.
Edition de mercredi 8 juin 2005 de il manifesto.
Traduit de l'italien par Marie-Ange Patrizio.
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