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Comment la débrouille
tue l'Afrique
Ici, chacun "débrouille".
C'est devenu un synonyme de "survivre", "trouver son pain
quotidien", sans beurre à mettre dessus bien sûr. "Je
débrouille", ça veut dire "je suis dans la galère,
je souffremais je vis encore", j'ai encore cette chance par
rapport aux autres, à tous ceux qui ne "débrouillent"
plus, victimes définitives. Quand un jeune sans métier vous
répond "je débrouille", sachez qu'il n'est pas
prêt d'avoir une femme et un foyer (mais des enfants peut-être
déjà malheureusement).
"Débrouiller", dans 90% des cas ici, c'est avoir un mini-commerce
devant la maison où on essaie de vendre du piment, des bougies,
des allumettes, du savon, des bonbons ou des cigarettes à l'unité
au voisin qui vend lui aussi et souvent les mêmes choses! Dans notre
"piste" (rue non goudronnée des quartiers), le nombre
de ces petits stands de vente (une table et un banc le plus souvent) a
été multiplié au moins par huit en quatre ans: chaque
fois qu'un poste de fonctionnaire n'est pas renouvelé (sur les
injonctions de la politique d'ajustement du FMI), il s'en ouvre un nouveau..
Le commerce peut aussi être ambulant: le cireur de chaussures, qui
passe dans la rue dès cinq heures en se signalant en tapant avec
sa petite brosse à reluire sur une petite boîte en bois (ou
sur un bout de planchette s'il n'a pas encore pu s'offrir la petite boîte
à moitié éventrée) et entre cirer vos chaussures
pour 50 centimes les trois paires (!), "débrouille";
le "couturier de rapiéçage", qui se signale, lui,
en faisant tinter ses ciseaux et fait dix km par jour avec sa mini machine
à coudre sur l'épaule ("mini" mais 8 kg quand
même!), attendant un éventuel "pssst" venu d'une
"concession" (logement commun) où on l'appellerait pour
repriser un trou de tee-shirt, "débrouille"; la jeune
femme qui propose sa tête comme monte-charge pour transporter les
cartons de pagne d'un bout du marché à l'autre pour quinze
centimes de CFA la course de quatre km dans une cohue indescriptible,
"débrouille"; la maman dont le petit crache des glaires
depuis douze jours mais à qui il man!
que cent francs CFA (1FF) pour payer " la tisane d'indigénat"
(plantes traditionnelles) et qui va proposer à la voisine d'aller
lui vendre ses ballons de baudruche au marché avec une marge "bénéficiaire"
de cinq centimes par jour, "débrouille".
Alorssi certains "débrouillent" parfois avec des
tactiques un peu moins honnêtes ou "débrouillent"
parfois en allant raconter une histoire abracadabrante de vol ou de militaires
menaçant la famille ou de décès au village, chez
le blanc qui a une villa "où quatre voitures 4x4 peuvent entrer
dedans et qui paye 200.000 de facture de téléphone",
comment leur en vouloir d'avoir trouvé une "débrouille"
un peu plus rémunératrice et un peu moins épuisante?
Mais, tout le monde "débrouille" et le vrai problème
est là: les Africains "débrouillent" si bien que
leurs Etats peuvent s'en laver les mains; ils débrouillent si silencieusement
que le FMI peut continuer ses politiques d'ajustement et chacun
survitou ne survit pas car le paludisme guette, toujours, de l'enfant
au vieillard et ronge en moyenne 40% des revenus mensuels. Et plus la
"débrouille" est épuisante, plus le paludisme
se manifeste fréquemment. Mais chacun de ces épuisés
pense qu'il y est pour quelque chose et songe à peine à
en accuser le FMI ou l'Occident, parfois l'Etat, mais juste pour insister
sur le fait que, eux, les gouvernants, ne souffrent pas comme ça;
sans conscience qu'en fait, eux, s'assoient sur ces "débrouillards",
mangent sur leur tête, avec cette boulimie de richesses toujours
plus vorace (capitalisme oblige!). Et ces revenus exponentiels entrent
ensuite dans le total de la moyenne du PNB par habitant qui définit
la "richesse" de tous!
Mais il y a plus fort. La seule richesse de l'Afrique aujourd'hui, qui
lui vient peut-être de ses ancêtres mais peut-être aussi
de son histoire douloureuse de quatre (?) siècles, c'est la solidarité.
Et bien la Banque Mondiale trouve aujourd'hui opportun de s'y attaquer
aussi.
Il était une fois, au Togo, une belle histoire de solidarité
plus forte que les spoliations étatiques: les écoles EDIL
(Ecoles d'Initiatives Locales, longtemps appelées "clandestines").
Les paysans des villages se sont cotisés pour créer leurs
propres écoles puisque l'Etat n'assurait plus une scolarisation
décente (la déscolarisation et l'ignorance qu'elle favorise
seraient-elles favorables au maintien au pouvoir de certains ?). Ils ont
fait vivre ces écoles pendant une dizaine d'années et puisla
Banque Mondiale s'est intéressée à elles et a demandé
à l'Etat de les intégrer dans le système éducatif.
L'Etat ne pouvant bien sûr pas payer le salaire de tous ces nouveaux
enseignants, puisque ne payant déjà pas le salaire des anciens,
la Banque Mondiale a généreusement ( !) annoncé qu'elle
débloquait des fonds pour payer ces instituteurs trois fois plus
qu'ils ne l'étaient par les villageois (de 6.5¤ à
18.30¤ !) les alignant ainsi sur le salaire des autres enseignants
mais pour deux ans !!! Et deux ans plus tard, quand la manne s'arrêterait,
comment remotiver les villageois ? Comment les convaincre que les enseignants
ne mentent pas, qu'effectivement il ne sont plus payés ? Et le
tour est joué ! La solidarité est cassée. Finalement,
la manne aura duré deux mois : le reste aurait-il été
détourné par les autorités locales ? Si tel est le
cas, cela aura peut-être paradoxalement été un bien
! Mais il a déjà fallu que nous, association qui soutenions
certaines de ces écoles, fassions une lettre aux parents d'élèves
pour garantir la véracité des dires des instituteurs !
Voilà pourquoi la "
débrouille " tue l'Afrique. Pourvu que la solidarité,
elle, survive mais comme elle est l'ennemi public ( !) numéro un
du capitalisme.
Isabelle LIKOUKA, membre fondateur
d'Attac-Togo et membre de Nouvelles Alternatives pour le Développement
(réseau Attac-Cadtm) à Kinshasa, RDCongo
likouka@tiscali.fr ou attactogo@yahoo.fr
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