D'Eurotunnel à EDF : les échecs du capitalisme

Le capitalisme financier vient de nous donner un spectacle édifiant avec la fronde des petits porteurs d'Eurotunnel furieux de voir la valeur de leurs actions s'effondrer depuis la création de la société en 1987. Cette débâcle financière est confirmée en 2003 par une perte considérable de 1.9 milliards d'euros, venant s'ajouter à des résultats financiers désastreux au cours des précédentes années. Autant dire qu'Eurotunnel est au bord de la faillite. Cette infortune d'une des plus grandes réalisations de la fin du 20ème siècle n'a rien d'étonnant. Elle confirme que les entreprises de réseaux, comme les chemins de fer, la distribution de l'eau, ou de l'électricité ne peuvent être gérées selon les critères du marché. La raison principale en est que la construction de ces réseaux (qu'il s'agisse de tunnels, de voies ferrées, de canalisations ou de lignes à haute tension) implique des investissements considérables dont la durée de vie est très longue (plusieurs dizaines d'années) et dont les effets (positifs ou négatifs) sur l'économie, l'environnement et la société ne peuvent être pris en compte par les marchés.
Les petits porteurs d'Eurotunnel peuvent se faire du souci : quelle que soit l'équipe dirigeante, cette entreprise sera toujours ingérable car elle est régie par le traité de Cantorbéry, signé par la France et la Grande-Bretagne en 1986. Fortement influencé par l'idéologie néolibérale (M. Thatcher est alors premier ministre), ce traité interdit toute forme de financement public d'Eurotunnel. Par contraste, en France, l'équilibre financier du transport ferroviaire a été obtenu en confiant à un établissement public, Réseau Ferré de France (RFF), la gestion et la maîtrise d'ouvrage de l'infrastructure ferroviaire ainsi que le portage de l'essentiel de la dette ferroviaire. La SNCF est ainsi soulagée de cette dette, à la différence d'Eurotunnel.

Il est instructif de mettre en parallèle la saga d'Eurotunnel et le débat actuel sur l'avenir d'EDF. A première vue, tout oppose ces deux entreprises. EDF est en effet une entreprise publique dont beaucoup s'accordent à penser qu'elle a été gérée avec une grande rigueur. Pourtant, le bilan d'EDF est loin d'être totalement positif. D'abord, EDF obéit à la logique du " capitalisme monopoliste d'Etat " : il s'agit d'une entreprise publique, en situation de monopole, dont les critères de gestion et de rentabilité sont voisins de ceux des entreprises capitalistes. En second lieu, EDF est un Etat dans l'Etat, au sens où sa politique ne fait pas l'objet d'un véritable contrôle démocratique. C'est ainsi que le choix du nucléaire comme source dominante d'énergie électrique a été imposé par le lobby pro-nucléaire constitué la haute administration et les milieux industriels. De même, le
choix récent de Raffarin en faveur d'une nouvelle génération de réacteurs nucléaires de type EPR (réacteur à eau pressurisée) n'a été précédé d'un véritable débat public sur la politique énergétique.

Afin de satisfaire le choix européen d'un marché concurrentiel de l'énergie, le gouvernement Raffarin s'apprête à réformer le statut d'EDF pour en faire une entreprise ouverte à la concurrence et aux investisseurs. Que se passera-t-il à terme ? EDF sera gérée comme Eurotunnel, ou comme les entreprises britanniques ou américaines du secteur électrique. Pour assurer sa rentabilité et faire face à la concurrence, sans recevoir d'aides publiques (interdites par Bruxelles car elles faussent la concurrence), EDF fera des économies sur les dépenses en infrastructures, qui sont la partie la plus coûteuse de son budget. Et l'on risque de voir se produire de graves incidents, tels que les pannes électriques gigantesques de l'été 2003 aux Etats-Unis. Plus grave encore : les économies réalisées sur la maintenance du parc électro-nucléaire pourraient poser de sérieux problèmes de sécurité pour les populations.

Les questions soulevées par Eurotunnel et EDF conduisent à deux conclusions
:
- La logique du marché concurrentiel et de la propriété privée est incompatible avec la bonne gestion des entreprises de réseaux (notamment ferroviaire, eau, électricité, télécommunications) au regard des critères financiers, sociaux et environnementaux. Il est donc essentiel que les forces politiques et sociales progressistes se mobilisent en France et dans l'ensemble de l'Europe pour s'opposer au processus de privatisation rampante
des entreprises publiques.
- La propriété publique est nécessaire mais non suffisante pour satisfaire les critères précédents. Ainsi, la propriété publique ne garantit pas la démocratie. De nouvelles formes d'organisation des entreprises publiques sont nécessaires par assurer le contrôle des citoyens, des travailleurs et des usagers. L'échec d'EDF dans ce domaine doit être médité.

(par Dominique Plihon, président du Conseil scientifique d'Attac France,
article paru dans Politis n° 797)

 


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