Billet d'humeur (11 janvier 2000)


Le vide écologique (texte de
Nicolas Hulot)

 

Depuis le temps que l'humanité scrute l'horizon vers cette date fatidique de l'an 2000 comme une promesse d'éden, ces derniers jours qui nous en séparèrent, eurent quelque chose de pitoyable et incarnèrent parfaitement l'attitude ambiguë et paradoxale de nos sociétés industrielles et technologiques vis-à-vis de dame Nature, au long des dernières décennies.
D'un côté l'homme la surestime et lui accorde des vertus de régénération absolue qu'elle n'a pas ; tout au moins pas à notre échelle de temps peut-être à une échelle géologique. Et le XXe siècle lui a fait subir tous les outrages, parfois un tribut nécessaire à l'amélioration de notre condition mais le plus souvent par inconscience ou insouciance convaincu qu'elle ferait face à toutes ces blessures.
De l'autre l'homme la sous-estime oubliant ses règles et ses lois et se trouvant dépité devant ses sautes d'humeur. Avalanches, inondations, tempêtes pour ne parler que de ses dernières manifestations spectaculaires sous nos latitudes, l'homme est soudainement remis à sa juste dimension. Il est vexé et presque humilié de son désarroi. Voir le côté dérisoire et pathétique de cette armée de volontaires bardés de seaux et de pelles pour seule réponse à une marée noire annoncée mais inéluctable. Que nos institutions, notre arsenal technologique, notre somme de connaissances soient pris au dépourvu nous afflige. Sous certains angles le XXe siècle fut celui des vanités et la cadence insensée du progrès lui fit sans doute croire que la nature lui était désormais soumise. " La science a fait de nous des dieux avant de faire de nous des hommes " analysa Jean Rostand.

Et la France inaugure le XXIe siècle dans la désolation, les fêtes du millénaire, brèves diversions n'ont pas fait illusion. C'est à la bougie que beaucoup découvrent l'an 2000.
Du ciel la forêt agonise, couchée par une main géante. Un tragique mikado, un fatras consternant, la tempête nous a privés de nos paysages : l'immuable volatilisé. Le vent nous a arraché une partie de nous-mêmes. Ailleurs les pylônes ont plié lamentablement et leur enchevêtrement est affligeant. Les toitures, les murs, les cheminées ont cédé aussi, plus rien n'était à la mesure de la démesure. Ici une centrale nucléaire a les pieds dans l'eau, risque 2 sur une échelle sordide nous dit-on et à laquelle de toute façon on ne croit plus. La tornade a tué et les morts se comptent par dizaines. Annoncée ou pas, l'homme est pris au dépourvu et subit impuissant sa trajectoire aléatoire.
Sur la côte ouest, par vagues successives la marée vomit son pétrole visqueux et les cadavres englués de ces milliers d'oiseaux, victimes de notre tragique inconséquence. Les Bretons ne pleurent même plus, le sentiment dépasse le chagrin ou la colère. Les visages creusés livrent le découragement à l'état brut, pire l'absence d'espoir affecte les regards. L'Amoco-Cadiz, le Torey Canyon ne devaient être que de lointains cauchemars jamais reproductibles. Le prix déjà payé devait les épargner d'une telle catastrophe. Nul doute que la collectivité en avait retenu les enseignements pour que jamais cela ne recommence. L'état, les armateurs, les affréteurs ne pouvaient pas ne pas avoir tiré de leçons radicales de ces deux évènements. Brutalement chacun mesurait sa naïveté et réalisait toute l'arrogance de nos sociétés. L'homme gère les crises plus ou moins efficacement, les anticipe rarement et se hâte de les effacer de sa mémoire, gêne insupportable, sans que l'expérience serve de garde-fou pour l'avenir. En environnement, non seulement l'histoire se répète et se répètera mais franchit à chaque fois un degré supplémentaire dans son impact. Pour couronner le tout dans le peu d'espace que cette actualité laisse, on entend parler encore de vaches folles et de listériose.

Clairement la France a mal à son environnement et découvre son vide écologique.
Comme toujours il faudra trouver quelques coupables et responsables livrés en pâture à l'opinion pour rassurer et se dédouaner collectivement. Un coupable redonne à la société un semblant de pouvoir et donne l'illusion de la prise en charge des dérapages et du traitement définitif de ses causes. " Quand les choses nous dépassent feignons d'en être les organisateurs... " . Et chacun de participer à cette comédie. C'est le capitaine de l'Erika abandonné à la vindicte dans les heures qui ont suivi son naufrage (comme l'avait été le guide des Orres après l'avalanche meurtrière), comme si l'épreuve n'était déjà pas suffisante même si l'enquête établira certainement sa part de responsabilité. Le PDG de Total France prendra le relais et incarnera facilement le capitalisme cynique. Puis viendra le tour du ministre de l'Environnement, cible facile dont on voudrait faire croire qu'avec un ministère si marginal, un pouvoir si dérisoire et des moyens si limités, elle serait en mesure de prévenir et de traiter ces crises. On peut juste lui reprocher le parallèle douteux et inutile avec la catastrophe vénézuélienne. Comparer ce qui est incomparable était déplacé, à ce compte plus rien ne vaudrait d'être évoqué tant que le conflit tchétchène durera. Côté tempête, les premiers fustigés furent les prévisionnistes de Météo-France, étant convenu depuis une date qui m'a échappé que la météo est une science exacte et que tous les caprices à venir de la nature sont consignés dans un agenda précis. Puis viendra le temps d'EDF qui aurait dû prévoir du matériel plus résistant et des moyens plus appropriés. On jettera sans doute aussi la pierre aux exploitants forestiers qui privilégient les arbres qui poussent rapidement, comme certains conifères, et donc plus fragiles, ces mêmes forestiers responsables de ces forêts linéaires et peu variées, trop ordonnées, sans bosquets ni taillis pour briser l'élan du vent... Même la fatalité dissimule un coupable.

La vérité est différente et semblable à la fois. La responsabilité est collective. Nous sommes tous coupables, certes à différents degrés, mais coupables quand même comme nous le serons demain des nouvelles catastrophes annoncées mais ignorées ; coupables d'insouciance, d'ignorance et d'inconscience.
Coupable aussi : le degré zéro de conscience écologique des partis et des responsables politiques traditionnels. Coupable cette même classe politique d'avoir abandonné la pensée écologique aux seuls écologistes patentés.
Coupable encore : l'inertie culturelle de nos sociétés. Coupable le trop-plein de confiance de la science. Coupable le manque de mobilisation de l'opinion. Coupable l'absence de civisme écologique du citoyen. Coupable la technocratie qui différentie la nature de nos ressources. Coupable la technologie qui nous a éloignés de la nature. Coupable l'industrie qui l'exploite plus qu'elle ne la protège. Coupable l'éducation qui oublie de replacer l'homme dans le cercle de la nature et de l'associer à son destin. Coupable le chômage qui rend inyque toute autre préoccupation. Coupables la cadence du siècle et le rythme du progrès qui ont happé l'humanité dans une ivresse peu contrôlable. Coupables les résultats indéniables de celui-ci dans certains domaines, la médecine en particulier et qui donnent une vision en trompe-l'oeil, trop rassurante propice à l'arrogance. Coupables les intellectuels qui ont caricaturé l'écologie en démarche anti-humaniste. Coupables les écologistes d'hier qui ont parfois opposé tout au moins dans la réthorique, le progrès au respect de l'environnement au risque de getthoïser l'écologie et ceux d'aujourd'hui qui se sont dispersés, politisés et ont abandonné leur vocation première.
Et c'est à ces derniers que j'en veux paradoxalement et amicalement le plus. Ma déception est à la hauteur des attentes suscitées. Les militants, les bénévoles, les associations qui toute l'année oeuvrent pour le respect de la nature par éthique, mais aussi par raison, pour donner de l'avenir au futur comptent sur le rôle de médiateur et d'agitateur des écologistes politiques. Au cours de ces derniers évènements on les a cherchés vainement dans le paysage.

L'écologie au sens apolitique, est plus une attitude, un sentiment, un mode de pensée qu'une idéologie.L'écologie est avant tout une vigilance. Une permanence de sagesse et de respect pour accompagner le progrès et non l'entraver. L'écologie est l'expression et la traduction de la conscience, compagne indispensable de la science et malheureusement de plus en plus discrète. L'écologie c'est aussi bien sûr une attention et un respect sans faille à l'ensemble des êtres vivants avec, le cas échéant et si nécessité impérieuse, une priorité à l'espèce humaine.
Voilà sans doute le rôle dévolu aux écologistes. Une responsabilité énorme dans ce désert de conscience environnementale. Et l'arrivée des verts au gouvernement a créé autant de doutes que d'espoirs. Allaient-ils faire contagion ? Ou tout au moins allaient-ils trouver une chambre d'échos plus efficaces ?

Pour l'heure force est de constater que leur lisibilité s'est non seulement diluée mais aussi troublée. A vouloir se positionner sur l'ensemble des problèmes de la société ils ont beaucoup délaissé leur mission première qui, vu l'ampleur de la tâche, est un boulot à plein temps. Je ne remet pas en cause le fond de leur engagement sur le dossier des 35 heures, des sans-papiers et autres combats mais je constate que leurs engagements tous azimuts dispersent leur message et leur efficacité.
Et puis force est de constater que parfois la cuisine politicienne à laquelle ils participent fébrilement semble plus les accaparer que le dossier de la chasse, de la vache folle, des OGM, de l'effet de serre, de la transparence des filières nucléaires et mille questions qui inquiètent...
Si l'on ajoute que solidarité gouvernementale oblige, les verts quand ils donnent de la voix le font plus timidement et de manière trop politiquement correcte, les excès ont encore de beaux jours devant eux. Je crains que le XXIe siècle soit du point de vue écologique une fidèle réplique du XXe.

La marée noire, la déforestation due à la tempête ne sont que des indices ridicules en comparaison des scénarios majeurs qu'aura à subir le XXIe siècle si l'humanité ne se dote pas urgemment d'une conscience écologique traduite en actes et si l'écologie ne transcende pas l'ensemble des clivages politiques et idéologiques.
L'avenir de l'Homme dépend pour beaucoup de lui. C'est pour cela qu'il est incertain. Il ne tient qu'à sa raison de ne pas franchir ici et là les tunnels de l'irréversibilité. Mais le XXe siècle a légué à son successeur des équations difficiles et complexes qui vont mobiliser beaucoup de notre énergie. Encore faut-il ne pas répéter les mêmes erreurs et clarifier les débats. Là aussi les écologistes doivent être un laboratoire d'idées, des éclaireurs autant que des empêcheurs de tourner en rond. Il n'y a pas de fatalité aux prochaines crises écologiques, il n'y a que du fatalisme où doivent nous empêcher de sombrer les écologistes politiques ou pas !

Nicolas Hulot, Président de la Fondation pour la Nature et l'Homme.

 

Pour en savoir plus : voir le site www.fnh.org