Comment Paris a perdu les JO 2012
LE MONDE | 19.04.06 |



Le 12 septembre 2005, Henry Kissinger, en visite en France, rencontre quelques journalistes. Au menu : Irak, Iran, relations Europe–Etats-Unis. Et à la fin, une question : comment analyse-t-il l'échec de Paris pour obtenir les Jeux olympiques de 2012 ? "Les Français n'ont pas compris ce qu'est le CIO, répond-il. Beaucoup de ses membres viennent de pays pauvres." L'ex-secrétaire d'Etat américain le dit avec un sourire entendu. Il est membre d'honneur (non votant) du Comité international olympique, qui, le 6 juillet 2005 à Singapour, avait désigné la capitale britannique par 54 voix contre 50 à Paris.

Le 10 juillet, un document strictement "confidentiel" est parvenu aux plus hauts responsables du Comité parisien de candidature, Elysée inclus. Il a été rédigé par Armand de Rendinger, qui dirigeait sa "cellule internationale". Lui est resté en mission à Singapour, une fois le vote passé. Le CIO poursuivait ses travaux. Il a rencontré presque tous ses membres. "La main sur le cœur", 65 lui ont juré avoir voté Paris. Cherchez l'erreur… M. de Rendinger a cherché. Son texte – quatre pages fondées "exclusivement sur les rapports bruts des votants, exprimés directement ou via les personnes qui leur sont proches" –, dit ceci : –"12-15 voix d'Europe centrale et de l'Est", soit la grande majorité, se sont portées sur Londres, l'ancien président du CIO, l'Espagnol Juan Antonio Samarranch, ayant poussé en ce sens ("Il a été une nouvelle fois le fossoyeur de Paris").

– "Seules 6 voix [sur 14] de la commission exécutive [du CIO] se seraient portées au tour final" sur la capitale française.

– Deux – et peut-être trois – Italiens sur quatre ont voté en faveur de Londres (plusieurs membres du CIO affirment que Tony Blair et Silvio Berlusconi ont contracté un "pacte contre Chirac", Mario Pescante, membre du CIO et ministre italien proche du "Cavaliere", en étant la cheville ouvrière).

– "Sur les 25 votants stratégiques, seules 6 voix se seraient portées sur Paris." Il s'agit là des membres dont la décision, avant le scrutin, était jugée imprévisible.

Selon le rapport de M. de Rendinger, les estimations parisiennes tablaient sur "57 à 62 voix pour Paris et 42-47 pour Londres". Sa conclusion : "Douze à 15 voix ont manqué à Paris. Quatre relèveraient de choix a priori réfléchis ; 4 d'une trahison pure et simple ; 6relèveraient de procédures sur lesquelles Paris ne pouvait/voulait pas s'aligner." En termes prosaïques : d'une corruption.

Les "choix réfléchis" concernent des membres comme l'Egyptien Mounir Sabet, qui a privilégié ses enjeux de pouvoir au sein du CIO. Les "traîtres", qui avaient "mille fois assuré Paris de leur soutien", ont été identifiés : il s'agirait du Libanais Toni Khouri, du Mauricien Ram Ruhee, du Guinéen Alpha Ibrahim Diallo et de l'Ukrainien Sergueï Bubka. Ex-athlète d'exception installé à Monaco, devenu richissime, proche du président Léonid Kutchma et de certains oligarques avant la"révolution orange" en Ukraine, il est le plus souvent cité par ses pairs du CIO.

Tout cela est dit à voix basse. "Je ne vous ai jamais rencontré" est la phrase qui ouvre chaque rencontre avec un membre du CIO. Cet organisme, qui détient l'événement sportif générant le volume d'affaires le plus important au monde, est lui-même un lobby. Ses membres sont cooptés intuitu personnae. Sur 115 votants (politiciens, hommes d'affaires, notables, officiels du sport, etc.), on trouve un Monégasque, un ressortissant du Lichtenstein et un d'Aruba, paradis fiscal des Antilles néerlandaises ; 3 Français, 2 Indiens, mais 5 Suisses. Cent pays n'y sont pas représentés. Les votes y sont secrets. Le CIO et ses membres n'ont qu'un intérêt : promouvoir le bien de l'olympisme et, accessoirement, le leur. L'un des architectes du chantier olympique d'Athènes fut un proche de son président de l'époque, M. Samaranch.

"SIX CORROMPUS? C'EST PEU"...

Le CIO est naturellement sensible aux pratiques du lobbying. La clé du basculement final des indécis est là. "Jacques Chirac, note un Européen (non français) du CIO, a passé huit heures à Singapour, dont trois inutiles pour la soirée inaugurale. Le reste du temps, il a serré des mains, bu des cocktails en public avec des votants. Tony Blair, lui, s'est enfermé deux jours pleins dans sa suite. Il y a vu 40 membres et personne ne saura jamais ce qui s'est dit là."

Dans sa suite, M. Blair a pu soit valider avec son interlocuteur un accord finalisé auparavant, soit lui poser une question simple : "Que peut faire Londres pour obtenir votre voix"? "Le lobbying, dit un membre du CIO, ce n'est pas des enveloppes de billets. C'est fini ça, ou presque. Ce sont des commissions sur contrats, des subventions pour des projets. Qui peut déceler qu'une entreprise fera une offre très avantageuse pour un chantier, commissions à la clé, et que son gouvernement couvrira ses pertes?"

Le lobbying de M. Blair contrevenait à l'éthique du CIO. Mais son président, le Belge Jacques Rogge, a laissé faire. C'est là que Paris a le mieux démontré la justesse du verdict d'Henry Kissinger : "Les Français n'ont pas compris ce qu'est le CIO." Sur les 25 indécis "stratégiques" (dont 3 Néerlandais, 2 Allemands, 2 Finnois, 2 Norvégiens, un Suédois, un Autrichien, un Chypriote, un Hongrois, un Polonais, un Serbe, un Croate, un Mexicain, un Néo-Zélandais, un Singapourien, un Coréen, un Zimbabwéen, un Nigérian, un Egyptien, un Guatémaltèque et un Hongkongais), 19ont voté Londres.

Restent les corrompus. "Paris en compte 6 ? C'est peu, note un membre germanique du CIO. Cette maladie existe, mais elle ne permet plus d'acheter les Jeux." Dans le milieu olympique, plus de 6 noms circulent. Presque tous désignent des membres issus d'anciens pays communistes, et 2-3 Asiatiques.

De toute façon, Paris ne comptait pas sur leur suffrage. Le 23 avril 2005, ses responsables se réunissent et quelqu'un finit par poser la question taboue : "Faut-il acheter des voix?" M. de Rendinger répond : "Je ne suis pas l'homme pour faire ça. Mais je ne connais aucune ville qui l'ait emporté sans l'avoir fait." Silence pesant. Le maire clôt le débat : "Nous l'emporterons sans recourir à ces méthodes."

Un proche de M. Delanoë raconte qu'après Singapour, il est parti trois semaines en vacances à Bizerte (Tunisie). Cinq jours après, rongé par l'échec, il rentrait travailler à Paris. Avec trois voix de plus, Paris 2012 l'aurait emporté. Quinze voix se sont évaporées, 6 ont été perdues par refus de jouer le jeu de la corruption. Il y a de quoi enrager. Cinquante jours avant le scrutin, Paris "disposait encore de 20 voix d'avance", assure un membre du CIO.

Sylvain Cypel