|
L'histoire
du Phosphate des lessives.
Rhône-Poulenc
défendait l'innocuité des lessives phosphatées en
matière de pollution des eaux. Ces lessives représentent,
selon les saisons, de 25 à près de 50 % de la quantité
totale du phosphore relâché dans l'eau. Or, le phosphore
est un nutriment qui dope puissamment les productions végétales
aquatiques. Plus les teneurs augmentent, plus les rivières se couvrent
d'une épaisse masse végétale : on dit qu'il y a eutrophisation.
C'est alors que se mettent en mouvement les bactéries de la décomposition,
qui entreprennent de minéraliser cette masse énorme de matière
organique. Mais cette action exige plus d'oxygène encore que les
plantes n'en produisent par photosynthèse, si bien que l'eau des
profondeurs voit sa teneur en oxygène décroître et
disparaître. Dans ces eaux devenues asphyxiques, les poissons meurent,
et les rivières elles-mêmes deviennent impropres à
tout usage.
Or
les phosphates rejetés dans les rivières sous forme de lessives
phosphatées jouent dans ces processus un rôle déterminant,
comme l'a prouvé le professeur Carbiener, chargé par le
ministère de l'Environnement d'une étude sur la question.
Principal producteur de ces lessives, Rhône-Poulenc ne cessa pas
pour autant d'affirmer que les phosphates éliminés ne jouaient
aucun rôle dans l'eutrophisation des rivières. L'absolution
des phosphates, si l'on peut dire, valait bien la chandelle : un marché
évalué à plusieurs milliards de francs en Europe
pour ces seules lessives !
C'est en Suisse que débute l'affaire. Les écologistes réussissent
dès 1986 à y faire interdire les phosphates dans les lessives.
Rhône-Poulenc riposte par une énorme campagne publicitaire
ayant pour objectif d'éviter que le marché français
ne soit peu à peu contaminé par cette demande de lessives
sans phosphates. Mais c'est à ce moment que le groupe Le Chat lance
pour sa part une campagne en faveur de sa propre lessive, exempte de phosphates.
Brice Lalonde, alors ministre de l'Environnement, est amené à
trancher et confie l'étude à Roland Carbiener, écologiste
engagé, professeur de botanique et d'écologie végétale
à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg. Sa conclusion
est que l'excès de phosphore entraîne bel et bien des phénomènes
d'eutrophisation des eaux, avec toutes leurs conséquences : perte
de ressources piscicoles ; prolifération des algues qui encrassent
les filtres des prises d'eau; émission par certaines algues de
substances qui modifient la saveur de l'eau et la rendent imbuvable; pourrissement
de ces mêmes végétaux qui dégagent des composés
soufrés à odeur d'oeuf pourri ; trop fortes teneurs en chlore
en raison du traitement requis par la quantité des algues présentes
dans les eaux à traiter; formation de dérivés organochlorés
toxiques, etc. En résultent des surcoûts de traitement considérables,
qui ne sont pas faits, on s'en doute, pour gêner Vivendi, la Lyonnaise
ou la Saur-Bouygues, qui tirent de substantiels profits de la mise en
oeuvre des nouvelles technologies de traitement des eaux... Mais plus
on trafique l'eau pour la rendre potable, plus on risque de générer
des substances douteuses, éventuellement mutagènes, conséquence
inévitable de ces traitements sophistiqués (même si
les procédés tout récents de nanofiltration appliqués
par les grands groupes tendent à les éviter). Toujours est-il
qu'il faut proscrire à tout prix l'eutrophisation, et par conséquent
l'utilisation des lessives aux phosphates, puisqu'il est désormais
possible de faire mieux sans.
Tandis qu'il menait à bien son étude, le professeur Carbiener
a fait l'objet de pressions insupportables, et l'affaire illustre bien
comment, parfois, de puissants lobbies n'hésitent pas à
calomnier et mettre en cause l'honorabilité de chercheurs, leur
compétence et la qualité de leurs travaux. Lui-même
écrit «J'ai réalisé, en écrivant mon
rapport, qu'il existait en France un réseau de très haut
niveau, rassemblant des scientifiques et des fonctionnaires, dont le but
est de faire de la désinformation pour le grand bien des industriels.
Il ne s'intéresse d'ailleurs pas seulement aux phosphates. Je ne
souhaite pas être plus précis, mais sachez tout de même
qu'on a parfois des surprises, même au ministère de l'Environnement!
Comment fonctionne ce réseau ? De bien des manières. Ce
peut être un article dans un journal à vocation scientifique,
télécommandé, où l'auteur, éventuellement
anonyme, va sonner la charge contre la science soi-disant péremptoire,
catégorique, en citant comme par hasard l'exemple des phosphates
[ ...].
« Le résultat de tout ce tintamarre est que le public a été
la victime d'une authentique désinformation. Le lobby des phosphates
a gagné en créant un maximum de confusion; aujourd'hui,
beaucoup de gens ne savent plus quoi penser du rôle des phosphates.
Pourquoi les scientifiques se laissent-ils entraîner dans de telles
dérives ? C'est une très grave question, et je ne veux pas
m'engager sur un terrain où nous ne disposons guère que
d'intuitions. On dit - je ne l'ai pas vérifié personnellement
- que 50 % des rapports scientifiques aux États-Unis sont biaisés
par l'action des grands groupes économiques... Quelle est la proportion
en France ? »
Roland Carbiener aura eu raison trop tôt. Aujourd'hui, les lessives
aux phosphates ne représentent plus que 40
du marché français. Mais beaucoup de pays font mieux. Il
en ira sans doute de même chez nous avec l'application d'une écotaxe
à ces lessives (dans le cadre de la taxe générale
sur les activités polluantes, TGAP, dont les ressources doivent
être affectées... au financement des 35 heures !). Le taux
de cette écotaxe a d'ailleurs été réduit par
les députés sous la pression du lobby, toujours très
actif, des industriels concernés...
Extrait du livre "La Terre en
Héritage" de J.M. Pelt.
|