|
Hubert Reeves, extraits
de "Mal de Terre"
Nucléaire : la solution
miraculeuse ?
[...]
Effectivement, le nucléaire
semble à première vue le moyen idéal pour résoudre
à la fois le problème de l'énergie et celui du réchauffement.
J'ai d'ailleurs été naguère un ardent défenseur
de ce mode d'énergie. Pourtant je vais expliciter mes réticences
et essayer de montrer qu'à mon avis c'est une mauvaise solution,
dont il faudrait se passer le plus vite possible. Nous nous étendrons
assez longuement sur ce sujet parce qu'il est mal connu du public en général
et qu'il est important que les décisions à venir soient
prises le plus démocratiquement possible. Pour cela un certain
nombre de connaissances sont nécessaires.
Quand
je suis arrivé en 1956 à l'université Cornell aux
États-Unis, les premiers réacteurs faisaient leur apparition,
et l'énergie nucléaire civile suscitait une véritable
euphorie.
Un gramme d'uranium peut dégager autant d'énergie qu'une
tonne de pétrole. Une énergie pratiquement gratuite ! La
fin de la pauvreté dans le monde !
Derrière cette euphorie,
il y avait aussi une sorte d'idée de rédemption. Les physiciens
qui avaient provoqué par leurs travaux la destruction de Nagasaki
et de Hiroshima, et occasionné la mort d'environ deux cent mille
personnes, allaient en quelque sorte se racheter en donnant au monde ce
formidable cadeau. En particulier, Hans Bethe, qui avait découvert
que les étoiles sont de grands réacteurs nucléaires
et qui avait travaillé à la bombe atomique, travaillait
à cette période comme consultant scientifique auprès
des compagnies qui construisaient fiévreusement des réacteurs
civils.
Mes premiers contacts avec les
constructeurs de réacteurs ne furent pas de bon augure. Quelques
mois avant la fin de ma thèse de doctorat, Hans Bethe m'a fait
venir dans son bureau pour me proposer un emploi auprès de la compagnie
General Dynamics, qui testait à cette époque un nouveau
type de réacteur nucléaire à neutrons rapides, appelé
"sur-générateur", en principe cent fois plus performant
que les réacteurs classiques (tout comme le surgénérateur
de Creys Malville, dans l'Isère). J'étais invité
à aller passer une semaine à Detroit, où le prototype
allait bientôt entrer en service. Dans la voiture qui me menait
de l'aéroport vers la ville de Detroit, le groupe d'ingénieurs
venu m'accueillir me mit immédiatement au courant de la situation.
Les grands fabricants d'automobiles, comme Ford ou General Motors, installés
dans la banlieue de Detroit, voyaient d'un très mauvais oeil la
présence de ce type de réacteur déjà reconnu
comme à haut risque. Il fonctionnait à plus de 500 °C,
en utilisant comme refroidisseur du sodium liquide. Et cela, à
proximité des usines automobiles.
Ces constructeurs avaient intenté un procès à General
Dynamics pour s'opposer à la présence du surgénérateur.
Mon rôle, m'expliqua-t-on très clairement, était d'agir
comme consultant scientifique et de présenter un dossier concluant
à l'absence de risque et de danger pour la région !
"Et si telle n'est pas ma conclusion, que se passera-t-il ?"
, leur ai-je répondu. "Ne vous inquiétez pas pour cela,
ce sera certainement votre conclusion." "Alors pourquoi me faire
venir ici si vous avez déjà vos certitudes à ce sujet
?" "Pour être entendu au tribunal, nous avons besoin du
témoignage d'un physicien nucléaire professionnel issu d'une
grande université. Vous serez notre caution scientifique."
Bien que troublé par cette attitude, je me suis mis au travail.
À la fin de la semaine, nullement convaincu de l'impossibilité
d'un accident, j'ai refusé de faire un rapport favorable et je
suis rentré chez moi.
Le surgénérateur
a malgré tout été mis en service. Un an plus tard,
une instabilité du système de refroidissement a provoqué
un blocage et une panne grave. Pendant quelques heures, l'évacuation
de la ville de Detroit fut envisagée. On a réparé
la panne, mais le réacteur hautement radioactif a été
fermé et son site entouré de barbelés. Cette île
charmante (Saint-Clair) sur le lac Érié, naguère
un lieu de pique-niques familiaux, est aujourd'hui encore sinistrement
inaccessible.
Malgré cette incroyable
expérience, vous disiez avoir été longtemps favorable
au nucléaire !
Oui.
Pendant des années j'ai continué à penser que l'énergie
nucléaire civile était vraiment l'énergie de l'avenir
et que les problèmes techniques seraient rapidement résolus
(la "fuite en avant" : une attitude qui a joué
et qui continue à jouer un grand rôle chez les protagonistes
du nucléaire). J'ai un jour participé à un débat
contradictoire sur cette question. Du côté des "contre"
il y avait Pierre Trudeau, devenu plus tard Premier ministre du Canada.
Par la suite, nos positions respectives ont basculé : il est devenu
"pour" et je suis progressivement passé du côté
des "contre". Car les problèmes posés par ce mode
d'extraction de l'énergie se sont révélés
beaucoup plus coriaces que prévu. Je me suis peu à peu rendu
compte que l'humanité se lançait dans une technologie que
personne ne maîtrisait : ni le problème des déchets
ni les conséquences d'un accident majeur.
Hypothéquer l'avenir
Mais
ce qui me paraît le plus préoccupant, c'est l'hypothèque
qu'il fait peser sur nos enfants et petits-enfants. Entre la construction
des centrales, leur démantèlement et la désactivation
des déchets nucléaires, il peut se passer de nombreuses
décennies, voire plusieurs siècles.
Or, aucun pays aujourd'hui ne peut être assuré d'une stabilité
économique à l'échelle de siècles ou même
de décennies. Les empires finissent toujours par s'effondrer. Prenons
comme exemple le cas de l'Argentine, prospère jusqu'aux années
1930 et aujourd'hui en pleine débâcle économique.
Qui dans ce pays pourrait aujourd'hui payer pour le démantèlement
des installations nucléaires et la gestion des noyaux radioactifs
à longue vie ? Le krach de 1929 a montré la fragilité
des économies mondiales à l'échelle de quelques mois.
Et imaginons qu'à la place des pyramides les Égyptiens aient
bâti des réacteurs et que dans les souterrains de Gizéh
et de Carnac soient stockées d'immenses quantités de matériaux
radioactifs. Qui s'en serait occupé après l'écroulement
de l'Empire égyptien ?
Le nucléaire, c'est « après nous le déluge
! » ou, si vous préférez, "profitons-en maintenant
et laissons nos descendants payer la note s'ils en sont encore capables".
Et l'idée que d'autres industries en font autant n'est guère
une excuse acceptable.
Déchets nucléaires
: stockage et traitement
Qu'en est-il des déchets nucléaires ?
Commençons
par le plus médiatisé, la star en quelque sorte, ou le démon
comme on voudra, le plutonium-239, le noyau cauchemar de l'industrie nucléaire
depuis ses débuts. Il restera actif pendant plus de 100 000
ans. Rappelons, pour retrouver les échelles temporelles appropriées,
qu'il y a 100 000 ans apparaissait notre espèce Homo sapiens.
Cet atome, présent dans la matière primitive de la Terre,
en a complètement disparu depuis des milliards d'années.
Il y est revenu en décembre 1940 à l'université de
Berkeley, en Californie. Glenn Seaborg et ses collègues fabriquaient
pour la première fois des noyaux de plutonium en bombardant de
l'uranium avec de l'hydrogène lourd. En mai 1941, ils en avaient
obtenu un demi-microgramme.
Chaque réacteur en fabrique environ 200 kilos par an. Aujourd'hui,
il y en a plus de 1 500 tonnes et cette quantité augmente de
100 tonnes par année. Il est accompagné d'une
vaste cohorte d'autres noyaux radioactifs avec des temps de vie variés.
N'y a-t-il aucun moyen de détruire
ce monstre et ses congénères ?
Il
existe deux solutions pour résoudre le problème des déchets.
Soit les stocker tels quels (solution des États-Unis), soit
les traiter de façon à les détruire partiellement
tout en obtenant encore de l'énergie :
- Le problème du stockage
consiste à trouver un lieu suffisamment sûr et surtout
à l'abri de tout mouvement de volcanisme interne. Lieu où
ils resteront confinés dans les nappes phréatiques sans
risque de fuite et de dispersion pendant près de 100 000 ans.
Les difficultés qu'ont rencontrées les États-Unis
pour faire accepter par les scientifiques le site du mont Yucca (le
meilleur des États-Unis !) montrent à quel point cette
situation est controversée.
- Pour la deuxième solution,
le traitement des déchets, il y a deux méthodes possibles
: l'utilisation des surgénérateurs ou les accélérateurs-réacteurs.
Ces instruments ont le double avantage d'accroître considérablement
les réserves et de mettre à profit les déchets
accumulés jusque-là. Mais avant de pouvoir détruire
ces déchets, il faut les stocker en surface pendant des décennies,
voire des siècles, en attendant une diminution substantielle
de leur radioactivité. Or, déjà, des rejets dans
l'environnement ont été constatés et des plaintes
ont été déposées. Bien sûr, ces quantités
sont faibles, mais si l'industrie nucléaire devait multiplier
son activité pour suivre la demande d'énergie mondiale,
elle pourrait devenir beaucoup plus menaçante.
À cela s'ajoute le problème
du démantèlement des réacteurs en fin de carrière.
À cause de la très forte radioactivité
qui règne dans leurs enceintes, leur durée de vie est limitée
à quelques décennies (trente à soixante ans, peut-être
un peu
plus.) Ensuite, il faut attendre plusieurs décennies supplémentaires
pour que le niveau de radioactivité baisse suffisamment pour pouvoir
y pénétrer sans danger. L'ensemble de ces opérations,
entre la construction et la destruction d'un réacteur, impose un
délai voisin du siècle. D'où l'expression selon laquelle
le nucléaire hypothèque l'avenir des générations
qui nous suivront. Une nouvelle fois, on ne peut se justifier en arguant
du fait que d'autres entreprises sont encore plus menaçantes.
Les accidents
Se
pose aussi la question des accidents. Tchernobyl a constitué une
brutale prise de conscience des dangers immédiats du nucléaire
civil.
Tchernobyl est l'une des plus grandes catastrophes technologiques de l'histoire.
Elle a causé d'énormes dégâts écologiques
et humains. On sait qu'une exposition excessive à la radioactivité
provoque des leucémies et des cancers de la thyroïde.
Certains auteurs parlent de nombreux cancers additionnels liés
de près ou de loin à Tchernobyl, mais ces chiffres sont
difficilement vérifiables. Le professeur Yuri Bandazhevsky a été
condamné à huit ans de prison en Russie pour avoir étudié
les effets pathologiques de Tchernobyl sur les enfants. Un mouvement international
s'est formé pour le faire sortir, sans succès jusque-là.
J'invite les lecteurs à lui envoyé un mot de sympathie à
sa prison: Prof. Bandazhevsky, UL Kalvarijskaya 36, BP 351, Minsk, 220600
Belarus. Chaque lettre venant de l'extérieur augmente ses chances.
Avant
cette catastrophe du 26 avril 1986, il y a eu en mars 1979 le grave accident
de Three Mile Island, en Pennsylvanie, qui a arrêté net la
construction des réacteur nucléaires aux États-Unis.
En
fait, la fréquence des accidents majeurs et mineurs se révèle
beaucoup plus grande que celle proclamée au départ par les
statisticiens nucléaires. La raison en est simple et, en cela,
d'autant plus inquiétante. Il s'agit presque toujours d'erreurs
imputables non pas aux machines, mais aux opérateurs eux-mêmes.
À Tchernobyl, les systèmes de sécurité
avaient été débranchés pour effectuer
certaines expériences. Aucun système de sécurité,
aussi parfait soit-il, ne peut nous mettre l'abri d'erreurs humaines.
Aucun programme de calculs des probabilités ne peut en tenir compte.
La situation n'est pas différente dans les centrales hydroélectriques,
où des accidents se produisent aussi. Sauf que les conséquences
n'ont pas la même ampleur ! On n'en parle pas pendant des décennies
!
Je me suis souvent dit que le
nucléaire n'est pas une technique pour des hommes, mais pour des
anges. C'est-à-dire pour des êtres parfaits qui ne font (en
principe) jamais d'erreurs. Les hommes sont comme ils sont, distraits
et quelquefois brouillons. Qui empêchera un surveillant de quitter
son poste un peu plus tôt, un soir d'été, pour aller
à la pêche ? Mes craintes à ce sujet ont été
confirmées par les propos que j'entendais autour de moi quand mon
laboratoire d'astrophysique était hébergé par le
Commissariat à l'énergie atomique. Je me souviens d'un directeur
de l'établissement qui répétait: "Il faut agir
vite et mal." Une sorte de légèreté teintée
d'arrogance, qui ressortait à table quand des transporteurs, par
exemple, nous racontaient, comme un exploit, comment, contrairement aux
directives, ils allaient déverser dans les cours d'eau voisins
des substances à faible radioactivité.
|