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QUELQUES
EXTRAITS DU LIVRE :
"Quand le capitalisme perd la tête",
ed. Fayard,
de Joseph E. Stiglitz, prix nobel d'économie.
(Stiglitz fût membre puis président du Council
of Economic Advisers (CEA) du président Clinton.)
P284 :
"
En outre, le système est intrinsèquement instable. Le FMI
(et d'autres) met constamment en garde les pays contre le déficit
commercial. Mais, au niveau mondial, la somme des déficits commerciaux
est nécessairement égale à la somme des excédents.
Si certains pays importent plus qu'ils n'exportent, il y en a forcément
d'autres qui doivent exporter plus qu'ils n'importent. Si quelques pays,
comme le Japon ou la Chine, veulent absolument avoir un excédent,
le reste du monde, pris globalement, doit avoir un déficit. Si
un pays réduit son déficit (comme l'a fait la Corée
après la crise de 1997), celui-ci doit réapparaître
ailleurs dans le système. Les déficits sont comme les patates
chaudes qu'on se repasse. Et, quand un pays se retrouve avec un gros déficit,
il entre en crise. Vue sous cet angle, la responsabilité des déficits
incombe autant aux pays excédentaires qu'aux pays déficitaires.
Un seul élément maintient le système en fonctionnement
: les États-Unis, le pays le plus riche du monde, entretiennent
le "déficit en dernier ressort " . Tandis que les autres
pays s'échinent à éliminer leur déficit commercial
et que le Japon et la Chine continuent à avoir d'énormes
excédents, l'Amérique a la volonté et les moyens
de conserver les gigantesques déficits qui font que l'arithmétique
mondiale tombe juste. C'est l'ultime paradoxe. Le système financier
permet aux États-Unis de vivre année après année
bien au-dessus de leurs moyens, pendant que leur département du
Trésor, année après année, fait la leçon
aux autres pour leur expliquer qu'eux ne le peuvent pas. Et la valeur
totale des avantages que les États-Unis retirent du système
actuel dépasse, sûrement de très loin, l'aide extérieure
totale qu'ils fournissent. Quelle étrange planète que la
nôtre où, de fait, les pays pauvres subventionnent le plus
riche, qui se trouve être aussi parmi les plus avares pour aider
le monde - il ne donne qu'un petit pourcentage de ce que versent l'Europe
et le Japon en proportion de leurs revenus.
"
P283 :
Là encore, les États-Unis bénéficient d'un
prêt à taux très intéressant de la part des
pays en développement, mais aux dépens des pauvres. Le montant
ainsi détenu en réserve est substantiel - le chiffre mondial
actuel dépasse les 2 000 milliards de dollars -, et un pourcentage
important se trouve dans les pays en développement.
Comme ces pays, sous la pression des États-Unis et du FMI, ont
levé leurs restrictions sur les emprunts à l'étranger,
l'Amérique profite davantage encore de la situation, mais ce mécanisme
làpourrait aller jusqu'à étouffer toute croissance
dans les pays pauvres. Supposons que, dans l'un d'eux, une entreprise
emprunte à court terme 100 millions de dollars à une banque
américaine. Le gouvernement du pays sait que cette banque peut
à tout moment exiger un remboursement total en refusant de renouveler
le prêt. (Souvent, dans ce cas, des pressions sont exercées
sur lui pour qu'il fasse quelque chose au lieu de laisser simplement la
firme concernée se déclarer en cessation de paiements.)
Les marchés financiers vérifient qu'un pays dispose bien
de réserves suffisantes en dollars pour faire face à ses
obligations à court terme en dollars - celles de l'État,
mais aussi celles des entreprises. Si ce n'est pas le cas, il est très
probable qu'ils vont commencer à paniquer. Les États, qui
le savent, ont adopté des normes prudentielles : chaque fois que
les firmes privées accroissent leurs emprunts en dollars, ils augmentent
leurs réserves. Dans notre exemple, l'État doit donc ajouter
100 millions de dollars à ses réserves. Résultat
net. le pays, pris globalement, ne reçoit rien. Mais il paie aux
États-Unis, disons 18 millions de dollars d'intérêts,
et ceux-ci lui versent en retour, au titre des intérêts sur
ses réserves, moins de 2 millions de dollars. C'est peut-être
bon pour la croissance aux États-Unis, bon pour l'équilibre
budgétaire américain, mais c'est forcément mauvais
pour le pays en développement.
P296:
La vision d'avenir dont nous avions besoin n'était pas seulement
celle d'un monde sans frontières économiques, mais aussi
celle d'un monde socialement plus juste, un monde où notre sens
de la solidarité humaine franchirait aussi les frontières.
Quand je soutenais que nous devions faire davantage pour les pays en développement,
quand je citais les statistiques prouvant que nous étions les plus
avares des pays développés en matière d'aide extérieure
(laquelle représentait à l'époque moins de 0,1 %
de notre PIB, quand les pays scandinaves, par exemple, donnaient, en proportion,
dix fois plus, soit près de 1 % du leur), on me disait que ces
comparaisons n'avaient aucun sens. Nous ne ressentions pas d'obligation
morale, nous ne comprenions pas que le désespoir de ces pays dépassait
leurs frontières et rendait la planète moins sûre
pour tous ; les seuls arguments recevables portaient sur notre avantage
économique immédiat; c'était une sorte de philosophie
mercantiliste qui ne reconnaissait à la croissance dans les pays
en développement qu'un seul mérite: ouvrir de nouveaux marchés
aux produits américains.
Nous nous sommes concentrés sur la tâche consistant à
aider les États-Unis - même si elle conduisait à appauvrir
les pauvres, ce qui était souvent le cas. Assurer aux pays occidentaux
la capacité de pomper les ressources africaines nous a paru plus
important que contribuer au bien-être à long terme de l'Afrique.
Quand British Petroleum a déclaré unilatéralement
qu'elle allait publier le montant des royalties qu'elle versait au gouvernement
angolais, les autres compagnies pétrolières n'ont pas suivi.
Ce gouvernement, lui, ne souhaitait pas que l'information soit rendue
publique - pour des raisons évidentes. Et Washington n'a exercé
aucune pression sur les pétroliers américains. Les ÉtatsUnis
auraient dû eux-mêmes depuis longtemps prendre l'initiative
sur cette question, mais ils ne l'ont pas fait. L'exploitation n'était
peut-être pas aussi éhontée qu'au temps de la guerre
froide, où nous soutenions des personnages comme Mobutu en leur
donnant de l'argent et des armes parce que l'Occident redoutait une domination
soviétique sur l'Afrique. Quand on prêtait alors de l'argent
au Zaïre, chacun savait qu'il irait dans les comptes bancaires de
Mobutu en Suisse ; mais c'est le peuple zaïrois qui a hérité
du fardeau de la dette, et l'Amérique a été lente
à l'en décharger, même lorsqu'il s'agissait de dettes
aussi odieuses. Le Congrès a enfin voté l'African Growth
and Opportunity Act le 18 mai 2000 - après cinq ans de 'tergiversations.
Mais, en échange d'une ouverture limitée du marché
américain, les pays africains doivent accepter des conditions très
dures variantes des infâmes conditions d'ajustement structurel du
FMI, qui, trop souvent, étouffent la croissance, créent
le chômage et aggravent les conditions sociales'.
Parfois, les conséquences
des mauvaises politiques ne se matérialisent pas pendant des années.
La déréglementation du secteur financier des années
1980 a mis une décennie à produire pleinement ses effets
aux États-Unis. Avec les erreurs de la mondialisation, le temps
a été moins clément. Pour la désastreuse libéralisation
des marchés financiers, le jour du jugement est vite arrivé
- en Corée, quatre ans seulement après sa mise en oeuvre,
avec la crise de 1997. Pour les fautes générales commises
dans la gestion de la mondialisation, ce fut deux ans plus tard, aux États-Unis
mêmes, lorsque, en décembre 1999, nous avons voulu lancer
un nouveau round de négociations commerciales à Seattle:
il y eut des manifestations comme on n'en voyait plus depuis un quart
de siècle, depuis la guerre du Viêt-nam.
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